LA CROISEE SOUS-SOL

 

Pièce à un personnage féminin d'environ une trentaine d'année
Décor unique : une croisée dans un sous sol, métro ou galerie marchande, lieu de passage, dernier croisement avant la sortie avec un bar : LE ZINC.

Au début du spectacle, la lumière extérieure est là. On entend un murmure de la foule avec des montées rapides d'escaliers. Tout se dissipe. On entend le bruit d'une ou deux grilles qui se ferment. La lumière diminue jusqu'à disparaître et ne laisser que les loupiotes de sécurité allumées. On distingue alors une femme qui est allongée au sol, tout près ou entre les tabourets. Son sac est près d'elle. Peut-être tient-elle solidement l'anse sous elle. Elle est allongée sans confort, échevelée. On doit sentir qu'elle s'est fait battre et mise K.O. dans l'indifférence des passants (ou du moins pouvoir l'imaginer).

Elle bouge un peu, puis gémit, puis s'assoit, pense au sac qu'elle ramène brusquement contre elle avant de regarder furtivement à droite, puis à gauche, pour se rendre compte qu'il n'y a personne. Elle se relève prudemment et va voir un peu partout pour s'en assurer. Elle peut même oser appeler :

- Hé !… y'a quelqu'un ?… Hou ! Hou !… Hé !… etc…

Elle écoute si elle entend la moindre réponse… revient vers le ZING, remet ses vêtements en place, se coiffe vaguement, aperçoit la glace derrière le comptoir, cherche à ouvrir le portillon… puis passe par dessus en s'aidant du tabouret le plus proche qui a une chaîne suffisamment longue, et s'aperçoit (ainsi que les spectateurs ? - par un jeu savant de reflet de lumière dans le miroir- ) qu'elle a un œil au beurre noir.
Elle pose son sac sur le zinc pour mieux se regarder, puis se retourne vers le public l'air hagard. Un temps. Puis elle se précipite vers le robinet du comptoir et se sert un verre d'eau qu'elle avale d'un trait.

- Elle est fraîche !… Je me souviens… quelle bande de salauds ! Profiter de la foule pour m'agresser ! Quelle bande de lâches ! Mais ils m'ont rien pris…

Elle ouvre brusquement son sac pour en être sûre.

- Non ! Ils m'ont rien pris ! Et personne pour m'aider. Tous bien pressés à aller retrouver leur nid vaseux où ils s'emmerdent tous les soirs. Même qu'ils sont en train de se coltiner un film qui doit les faire frémir avec l'attaque d'une mémé par une bande de cons. Non ! L'attaque d'une super nana pour se sentir le personnage principal qui castagne toute la bande - un par un, tous contre un - et qui ne voudra, cet imbécile, qu'un baiser gros plan pour toute récompense. La violence en pantoufle. Tous ces cons assis à moitié endormis dans leurs fauteuils !… à penser que la vie serait vachement plus intéressante s'il arrivait devant sa porte des trucs de Polars and Co. Et puis quand l'occase débarque devant eux, ils s'enfoncent un peu plus dans leur manteau et leur cache misère, ils tournent brusquement la tête et passent en courant. Salauds !… Bande de lâches !… Pourquoi ?… Vous avez des caméras partout ici pour le grand film quotidien du retour du troupeau, et de la musique en fond sonore !… C'est pas suffisant ?

Elle s'approche d'un angle et regarde avec précision :

- Eh ! Les gens de la sécurité ! Vous dormez ! Je suis une victime de La Croisée Sous Sol ! Oh ! mais c'est éteint. Ça marche pas ?… C'est peut-être une fausse, pour faire croire qu'ici il y a de la sécurité. Ils vissent des jouets pour enfants et tout le monde est tranquille… Mes enfants ! Mes enfants qui doivent se demander pourquoi je ne suis pas rentrée, et avoir peur, et pleurer, et c'est pas cet idiot de Marc qui saura les consoler !

Elle ouvre à nouveau son sac et en sort son téléphone portable. Tentative…

- Ça passe pas ! Ça passe jamais quand on en a besoin, ces merdes là ! On devrait diminuer le forfait chaque fois qu'on n'arrive pas à avoir le réseau !

Elle le jette par terre et retourne par le tabouret derrière le zinc pour chercher le téléphone. En vain. Elle voit les boutons de la lumière et allume tout le zinc. Elle continue à chercher.

- Merde ! Merde ! Merde !… mes petites… mes chéries… maman n'est pas loin, juste à peine au dessous de vous… à deux rues près, je pourrais taper au plafond et vous entendriez mes coups. (Elle imite ) Qui c'est ?… (elle) C'est maman ! Allez vous lavez les dents et mettez-vous au lit sagement. Maman arrive ! Merde ! Merde ! Merde !

Elle se met à pleurer, se frotte les yeux et se fait mal à celui qui est noir. Puis repasse hors du comptoir et reste assise sur le tabouret. Un temps. Puis :

- Mais que je suis bête ! C'est peut-être encore ouvert !

Elle court vers la sortie côté jardin, revient vite chercher son sac et repart. On l'entend monter, secouer la grille, crier… puis redescendre lentement. Elle va poser son sac sur le zinc et s'asseoir au sol en se laissant glisser. Un temps.

- Faut pas que je m'inquiète. Je m'angoisse toujours pour pas grand chose. Ça va réouvrir demain. Demain matin très tôt et je serais à la maison quand les filles se réveilleront. Y'a pas à s'inquiéter. C'est pas grand chose de passer une nuit… dans un bar… (elle se lève) avec boissons à volonté service compris… (elle veut à nouveau ouvrir le portillon.) Oh ! Mais que c'est agaçant ! C'est idiot de fermer un portillon qu'on peut enjamber facilement ! Ça sert à rien. D'autant qu'il n'y a personne. Enfin d'habitude il doit y avoir personne… Ooh !… Je devrais être bien au chaud chez moi… si les gens autour de moi m'avaient aidée… Ils étaient pas nombreux, je crois. J'ai pas eu le temps de bien voir au milieu de tous ces va et vient, qui m'agressait et qui me bousculait normalement. Mais je pense pas qu'ils étaient très nombreux. Je pense pas que tout le monde était au courant et complice de l'affaire. Ils voulaient mon sac, c'est pas un vol pour 50 personnes, un sac ! Sans savoir ce qu'il y a dedans. C'est vachement risqué, ou stupide. Ça me fait penser aux pigeons qui se jettent tous sur le même miette… Mais les pigeons ne se battent pas, même pour bouffer… faut dire que la miette se laisse faire… Ils m'ont cognée parce que j'ai pas lâché mon sac. Sinon, ils m'auraient pas frappée. Ils se seraient tirés sans même avoir vu la gueule que j'avais. Victime anonyme ! Je suis contente de ne pas avoir lâché mon sac. C'est pas pour la fortune qu'il y a dedans. C'est parce que je me suis défendue. Je trouve que ça fait du bien de se défendre. C'est courageux… et… audacieux. Je peux être fière de moi. Dans cette foule imbécile, finalement, j'ai été la seule à me défendre ! Y'en a plein qui auraient lâché leur sac sans oser crier, ce qui fait qu'on n'aurait même pas su qu'on les agressait. Tandis que moi, j'ai crié et je me suis débattue. C'est mieux, non ?… J'ai fait fuir tout le monde ! Bande de lâches…Du coup ils ont tous pu rentrer chez eux. J'espère au moins qu'il y en a qui auront un peu de mal à s'endormir ce soir… ou qui feront un terrible cauchemar où ils se feront attaquer, avec moi qui passe devant et qui leur rit au nez ! Bien fait, que je leur dis avant de leur envoyer mon rire en pleine poire. Et même je ris avec les crapules qui sont un peu surpris au début, mais qui rigolent après avec moi… Quand brusquement y'en a un du côté crapule qui reluque mon sac, mais moi je le vois qui reluque mon sac. Alors ma voix devient monstrueuse (elle monte sur le tabouret) et caverneuse et bourrée d'échos…(On peut envisager une voix d'outre-tombe enregistrée qui couvre sa voix ) Non… vous n'aurez pas mon sac… j'ai le pouvoir de vous aplatir d'un regard… de vous paralyser si vous me touchez… et mon sac est bourré d'explosifs ! Alors ils s'enfuient tous, parce qu'ils ont peur de moi… comme tout à l'heure… et moi, je continue à rire.


Ce qu'elle fait… jusqu'à ce que le rire prenne de l'écho, tout seul et l'inquiète. Le rire diminue peu à peu. Elle descend avec prudence du tabouret, s'assoit dessus pour passer le portillon et cherche dans les bouteilles du whisky dont elle se sert un bon verre. Elle se servira encore, mais si elle est éméchée, ne devra jamais être soûle.

- Mais peut-être que Marc va déclencher les recherches. Il doit bien se demander où je suis passée… et ce n'est pas parce qu'on s'est disputé hier soir qu'il va tout de suite croire que je me suis trouvé un amant dans la journée et que je le quitte… Malheureusement, il peut le croire !… Tous les hommes peuvent penser comme ça. Dès qu'on les engueule, ils se disent qu'on n'a plus qu'à lever le petit doigt pour qu'une brassée d'amants qui étaient en stand-by débarquent, et que c'est même pour ça qu'on les a engueulé. Forcément, c'est pas à cause d'eux. Un bon moyen… ou une incapacité. Les hommes ne sont pas aussi intelligents qu'on le dit. Ils trichent. Ils font seulement semblant d'être intelligents. J'en suis sûre. En réalité, ils sont bêtes… niais… et lâches. (elle crie) Sinon pourquoi il n'y a eu personne pour venir me secourir ? Je ne suis pas assez bien foutue ? Tout juste bonne à être piétinée une fois par terre. (elle réalise :) On a dû me piétiner… (elle se tâte) J'ai pas de marque mais j'ai un peu mal par là et c'est peut-être le pied de quelqu'un qui s'est enfoncé… Oh ! Mon Dieu ! Penser cela ! Sentir un pied qui s'enfonce dans ma chair avec indifférence. Dans quel monde on vit pour se faire piétiner sur le chemin du retour chez soi !

elle se ressert un verre de whisky.

- Je voudrais un monde où chaque fois qu'on se touche, c'est pour se caresser. Chaque fois qu'on parle, c'est pour se sourire. Chaque fois qu'on regarde, c'est pour être étonné. Et chaque fois qu'on rentre chez soi, c'est pour passer une agréable soirée… avec des amis qui viennent nous voir…

Elle s'y croit et fait la maîtresse de maison, s'agitant dans tous les sens, même si elle doit repasser maladroitement par le tabouret.

- Bonjour ma chérie… ça va la vie ?… ça va le mari ?… ça va les enfants ?… ça va les amants ?… Un peu de whisky… un peu de Guignolet… un peu de champagne… un peu de coca… un peu de rien puisqu'on a rien à se dire… un peu de tout puisqu'il nous manque tout… Est-ce que tu sais, toi, Freddy, parler à ta femme quand tu fais l'amour ?… Et toi Lisa, est-ce que tu sais lui dire ce dont tu as besoin, la caresse précise dans le souffle intimiste qui t'écoute… Est-ce que je sais moi… chaque fois qu'on se parle…

 


 

 

 

 

 

 

 

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